Dans un bus rempli de touristes, ma première impression ne m’inspire rien de bon. Cette désagréable sensation d’aller droit dans un lieu qui n’est pas fait pour moi. Cette boule intérieure s’amplifie devant la fanfaronnade toujours plus grandiloquente des passagers. Ils vendent Paï, comme l’endroit le plus dingue et le plus « cool » de Thaïlande. Un paradis isolé où le temps s’est arrêté. Celle qui s’est arrêtée de sourire devant cette esbroufe de jeunes adolescents, c’est ma voisine. Une hollandaise dont je tairai l’âge par respect. Elle m’avoue être déjà venue ici, il y a une quinzaine d’année, et voir cette quantité de bus, et de jeunes occidentaux qui s’y rendent l’inquiète sur l’état de notre destination. La beauté préservée, immaculée et reculée d’un village thaïlandais qu’elle a conservée dans sa mémoire durant toutes ses années, est balayé par les constructions en dures qui depuis se sont formées. Dépitées, à peine le pied posé sur le sol bitumé, elle part à la recherche d’un bus pour retourner à Chiang Mai afin de protéger ses souvenirs majestueux d’une réalité désolante.
N’ayant pas de souvenirs à défendre, je m’avance pour combattre mes a priori. Bien que Paï soit devenu un gros village à touriste, un charme et une atmosphère unique s’en dégage autour de sa rivière aux ponts de bambou noyés dans une forêt de huttes. C’est dans une ambiance baba cool un peu trop sur jouée par les touristes que le reggae de Bob et cie s’entonne. Cette musique n’est pas ma tasse de thé, cependant j’apprécierai grandement une « cup of tea » bien chaude pour lutter contre le froid qui saisit mes doigts à la tombée de la nuit. Assis autour d’un feu, je passe la soirée au Follow me à regarder un jeune thaïlandais maitriser les flammes au bout de ses bâtons qu’il fait tournoyer toujours plus haut dans le ciel comme un appel à lune qui s’élève au dessus de la colline.
Seul dans le grand dortoir mal isolé, pas équipé de couverture et surtout trop près de la rivière, je grelotte jusqu’à onze heure du matin. L’instant où le soleil finit par pointer le bout de son nez pour réchauffer mes pieds givrés. Ce froid de canard m’encourage à la recherche d’une hutte individuelle qui ne donne pas sur l’eau.
Cette quête illustre à merveille la mentalité pervertie des thaïlandais par le tourisme de masse. Un propriétaire me donne sa parole qu’il me garde la hutte, le temps que j’aille chercher mes affaires. A mon retour, une demi-heure plus tard, il m’apprend sans gêne qu’il l’a redonné à quelqu’un qui était prêt à en payer le double du prix tout de suite. Cette expérience me conforte dans l’amabilité toute relative du peuple thaïlandais. Celui-ci n’a du temps à accorder que si tu le monnayes. Si j’étais mesquin, je pousserai le vice en disant qu’il n’y rien d’étonnant à ce que la Thaïlande soit devenu le pays du tourisme sexuel…
Tant pis pour moi, qui en appelle à ma bonne étoile pour trouver une solution. Et comme depuis 26 ans, à chaque problème elle a toujours répondu présente, par dessus les hautes fleurs roses, elle me sort une hutte disponible. L’endroit est idyllique avec en guise de réveil une vue merveilleuse sur la colline, parfait pour me détendre en cette fin d’année. Le programme sera composé d’un triptyque des plus simplistes : écrire, lire et farniente au soleil en tournant le dos à cette masse de touristes végétatifs.
Malgré mes préjugés, je ne suis pas encore misanthrope. Et sous le soleil d’hiver, je profite du temps qui plane pour faire connaissance avec des personnes inattendues dans ce lieu de fumette généralisée. Au milieu de babas amorphes, je rencontre Olivier, un jeune coureur bien trop réveillé pour la torpeur du mythique circus school de Paï. Pendant que tous rêvassent grâce aux herbes qui font rires, autour du feu il me chuchote son programme… Ici, il ne boit pas, ne fume pas, mais il profite des routes escarpées du nord thaïlandais afin de se préparer au marathon. Lorsque le monde s’endort, nous allons finir de discuter dans un bar de jazz pour changer du reggae qui me casse les pieds. A moins que je sois à bout de souffle d’écouter ses interminables histoires de running…
Dans les autres rencontres marquantes du séjour « Païen », il y a Bad & Elie. Ils sont en total contraste avec cette foule de jeunes et pâles Vishnu pensant arrêter le temps. Ils forment un admirable duo de français, plein d’énergie et de vitalités toujours pas éprouvées par leurs 18 années communes de maintenance sur corde. Ils sont drôles, bien qu’un peu énervé par cette place où fourmillent ces drédeux faussement cools. Nostalgique de leur épopée cambodgienne, comme moi, ils trouvent le village de Paï vide de sens surtout sans thaïlandais à l’horizon. Certainement plus souple et tolérant que moi, ils m’invitent à retrouver une naturopathe perchée qu’ils ont rencontrée plus tôt dans leur voyage. La confrontation en direct de ces deux mondes est un spectacle qui mérite à lui seul d’être venu ici. Les bombes en rafale qui déferlent de la bouche de ce duo font exploser en vol les idéaux faussement novateur d’une fille à peine réveiller qui paye pour planter des patates à un propriétaire trop fainéant. (Ou très intelligent, c’est selon…). Nous irons rallumer le feu de l’hôtel pour profiter d’un second épisode de cet épique spectacle.
La veille de Noël, le réveil est difficile comme la soirée sera d’une tristesse sans nom. Heureusement, il y a le soleil du jour, où les pieds en éventail, un livre entre les mains, je suis en exil… Je suis enfin le roi de mon royaume ! A force d’avoir parlé d’opium et de triangle d’or avec les deux frenchies, mon esprit s’évade et je me perds dans les épices du Masala Tea, qui est difficilement comparable avec le chaï indien. Pendant cette journée d’agréable repos solitaire, l’idée de passer le 1er jour de l’an 2014 en Birmanie, vient se greffer dans ma petite tête. Il faut dégager d’ici rapidement et tant pis pour le programme détente de la fin d’année.
Mais avant cela, je m’offre un petit cadeau de Noël… Mon premier tour en scooter ! Pour trois fois rien, j’achète une sensation nouvelle et imaginée tant de fois dans mon enfance : j’enfourche un deux roues pour gouter à la liberté solitaire de la route. C’est excellent ! Les paysages qui défilent devant mes yeux ébahis sont d’une beauté insolente. Seul le village chinois, fait allure de fausse note, j’ai la sensation d’arriver à Disneyland, tout est neuf et ressemble à du toc (Made in China ?). Les gens ont la possibilité de louer de faux costumes traditionnels pour prendre des photos devant de faux monument en carton. Succès garanti auprès des touristes japonais. Cet épisode me convainc de rester sur la route pour profiter du vent frais qui balaye mes joues ravies.
Les kilomètres défilent quand je tombe sur une foule dansante en bas de la chaussée. Je m’arrête pour m’approcher au plus près de ce village qui célèbre la construction d’un nouveau pont. La musique résonne (pas de reggae ici), les moines se succèdent pour bénir la future architecture, les hommes travaillent pendant que les filles dansent. Les gens sont heureux, ils s’amusent comme des petits fous et sont accueillants comme je ne l’avais jamais connu en Thaïlande. Ils me guideront jusqu’au premier bouiboui pour manger devant les vendeurs surpris de voir un blanc accompagné par une ribambelle de moines chaleureux.
C’est avec un plaisir non dissimulé que je profite des merveilles du voyage : s’éloigner de tout, pour se rapprocher du vrai, se recentrer sur la magie de la complicité instantanée, autrement dit le désir d’humanité… Enjoy the road ! En ce jour sacré, éloigné des miens pour la première fois, cette rencontre inattendue dans ce pays qui m’a tant déçu, me rappelle que Noël a toujours et sera toujours un jour très spécial pour moi.
Vive Noël ! Joyeux Noël !
De retour au campement, les huttes sont vides et les occidentaux font la fête. Bien qu’improbable et inadaptée à la culture asiatique, l’ambiance de Noel est bonne enfant ce soir. La bière coule à flot même si la dinde aux marrons à été remplacée par le poulet au barbecue. Je m’absente discrètement quelques instants pour revoir ma famille grâce à la magie de skype. Çà me fait plaisir de les revoir souriants malgré leur sempiternelle rengaine : « Quand rentres-tu ? ». Mais il y a un mais, car même le jour de Noël les choses ne sont pas aussi simple… Mon grand-père a le regard absent, et moi je ne peux pas accepter l’usure des héros ! Alors monte en moi la devise de Paï : « Are you ting tong ? Es-tu fou ? ». Ce soir, je me demande s’il ne faut pas être fou pour s’accrocher ainsi à la vie…
N’étant pas prêt à revenir en France, je retourne faire la fête, et je bois pour oublier… oublier cette « Paï » qui s’est mise en travers de ma gorge, douleur que je noie d’alcool de riz avec Feid, une jeune artiste et ses amis thaïs. Mais autour du feu, l’ivresse a brulé d’autre que moi. Notamment mon voisin irlandais, gentil comme tout mais légèrement maladroit sous l’emprise d’alcool. Stupéfait par le choc des cultures, le propriétaire finira pas le virer. Le garçon n’étant pas du genre à se démonter, il revient en pleine nuit défoncer la porte de sa hutte pour s’y reposer en paix… Sacré Irish, ils font honneur à leur réputation !
C’est l’heure de quitter les hippies chics peuplant le village de Paï. Avant de partir, je retrouve mes deux amis français qui ont mis quelques principes de côtés pour profiter un peu des gens en cette fin d’année Même si je les sens tristes et désemparés, je souhaite à ce drôle de duo, bonne chance pour la suite de leur voyage. Quant à moi, je me permets de conclure en utilisant un paragraphe d’Albert Camus décrivant au plus juste dans ses journaux de voyage, le sentiment de mon expérience thaïlandaise…
Paï: